Réponse au projet de la Commission concernant le 28-ème régime pour des Entreprises innovantes - Défendre les travailleurs et le droit du travail

Le rapport Draghi sur "L'avenir de la compétitivité européenne" a proposé la création d'un nouveau statut juridique européen pour les entreprises innovantes. La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a fait écho à cette proposition dans ses orientations politiques pour la Commission européenne 2024-2029 et dans sa lettre de mission au commissaire Michael McGrath, annonçant qu'elle présenterait une proposition dans un avenir proche. Bien que l'on ne sache pas encore exactement ce que la Commission proposera, les déclarations de Mme von der Leyen suggèrent que cette nouvelle entité juridique paneuropéenne englobera probablement plusieurs domaines du droit, notamment le droit des sociétés, le droit de l'exécution, le droit de l'insolvabilité, le droit des marchés financiers, le droit fiscal et le droit du travail. 

La CES est très critique à l'égard de cette annonce de règles spécifiques et entièrement harmonisées pour une nouvelle entité juridique européenne. Toute proposition législative potentielle doit donc être examinée très attentivement en termes de potentiel de convergence vers le bas et d'ouverture de nouvelles possibilités pour les entreprises de contourner des législations nationales importantes, en particulier dans les domaines des droits des travailleurs et des syndicats, y compris le droit de grève, la fiscalité, l'emploi et la sécurité sociale. La CES rejette fermement l'inclusion annoncée de dispositions du droit du travail qui porteraient atteinte à la protection des travailleurs, à l'acquis social communautaire de l'UE, au droit du travail national et aux conventions collectives, avec le risque de contourner le droit national et l'autonomie des partenaires sociaux dans le cadre d'un 28ème régime. La dernière tentative de l'UE d'introduire un ensemble unique et harmonisé de règles en matière d'emploi a suscité un tollé et une opposition active de la part des travailleurs de toute l'UE. La directive Bolkestein reposait sur le principe inacceptable selon lequel les employeurs pouvaient appliquer le principe du "pays d'origine", ce qui créait le risque de forum shopping et de dumping social, sapait les systèmes nationaux de relations industrielles et menaçait la capacité des syndicats à négocier ou à mener des actions collectives pour obtenir ou garantir de meilleures conditions. En fait, les mêmes conséquences négatives découlant du principe du "pays d'origine" peuvent résulter d'un droit du travail harmonisé qui n'est applicable qu'à une forme juridique spécifique de société européenne. La CES condamne toute initiative qui irait dans ce sens et appelle la Commission à ne pas répéter les erreurs du passé. 

La CES est généralement favorable aux propositions qui contribuent à une intégration plus profonde de l'UE, à condition que ces propositions respectent et renforcent les droits et les opportunités des travailleurs. Les instruments du droit européen des sociétés peuvent rationaliser les obligations afin de simplifier et d'harmoniser les processus et la protection des parties prenantes. Pour y parvenir, le droit des sociétés doit toutefois garantir de solides contrôles et équilibres en matière de gouvernance d'entreprise afin d'assurer une création de valeur durable à long terme, de renforcer les droits des travailleurs, le bien-être public et d'améliorer la cohésion sociale. La CES est donc convaincue que les modèles de gouvernance d'entreprise qui incitent le capital et le travail à se mettre d'accord sur les éléments clés de la politique et de la gestion d'une entreprise permettront à ces dernières d'être plus performantes à long terme, de garantir la stabilité et de se concentrer sur des objectifs à long terme qui sont socialement et économiquement durables. 

Malheureusement, l'expérience acquise jusqu'à présent est loin d'être rassurante. Par exemple, le statut de la société européenne (Societas Europaea, SE) qui a été introduit sur le site en 2004[1] a été initialement bien accueilli par la CES, notamment en raison de la législation qui l'accompagnait sur l'information et la consultation des travailleurs et sur la représentation des travailleurs au conseil d'administration. Cependant, 20 ans de pratique se sont révélés alarmants et décevants. Au lieu de contribuer à l'européanisation des relations industrielles pour suivre le rythme de l'intégration économique croissante, la SE, en conjonction avec le paquet 2019 sur le droit des sociétés, a été de plus en plus détournée pour devenir un instrument permettant d'éviter et de contourner la participation des travailleurs. 

Les groupes de sociétés, qui représentent la majeure partie des transactions transfrontalières, utilisent les formes existantes du droit européen des sociétés pour minimiser ou contourner les droits des travailleurs, notamment en recourant à des sociétés anonymes (3200 sur 4753 SE enregistrées, soit 68 %). Dans les SE, le niveau de codétermination est fixé au moment de la constitution et ne s'adapte pas à l'expansion de la main-d'œuvre. Dans le cas des sociétés anonymes à capital fixe, cela pourrait geler l'absence de participation des travailleurs à l'avenir afin de garantir qu'après l'activation de ces sociétés, aucun droit des travailleurs normalement applicable en vertu des lois nationales ne puisse être exercé en raison de l'absence d'un régime flexible (c'est-à-dire le principe de l'escalator).[2]

Après la SE, la Commission a lancé deux tentatives infructueuses de création de nouvelles formes de sociétés européennes avec ses propositions de société privée européenne (Societas Privata Europaea, SPE) et de société privée unipersonnelle (Societas Unius Personae, SUP). La CES a vivement critiqué ces deux propositions, soulignant notamment qu'une plus grande flexibilité pour les entreprises, en particulier les PME, ne doit pas se faire au détriment des droits des travailleurs.[3] La proposition SPE ne contient aucune exigence concernant l'information, la consultation et la participation des travailleurs, et la proposition SUP soulève encore plus de préoccupations concernant l'évasion fiscale, les droits des travailleurs et la gouvernance d'entreprise durable en général. Si elle avait été adoptée, elle aurait constitué une invitation ouverte aux entreprises à se soustraire aux responsabilités qui leur incombent en vertu du droit national. Cette nouvelle proposition de forme de société européenne à mettre à la disposition des entreprises "innovantes" tout en étant soumise à des obligations juridiques moindres soulève toutes ces inquiétudes et bien plus encore. Compte tenu de ces expériences et du nouveau contexte politique européen de simplification et de déréglementation massives, il semble hautement improbable que la proposition de la Commission aboutisse à un respect total des droits des travailleurs. Au contraire, il y a de nouveaux risques que la Commission présente un nouvel outil permettant aux entreprises de contourner les réglementations nationales.

Par conséquent, la CES demande à la Commission, avant de proposer toute nouvelle forme de société, de résoudre les problèmes bien identifiés et prouvés découlant de la législation actuelle. Il est essentiel que la Commission présente les résultats de l'évaluation de la directive sur les conversions, fusions et scissions transfrontalières, prévue pour janvier 2027. En outre, la Commission européenne devrait, dans l'intervalle, conformément à l'article 4, paragraphe 1, de la présente directive et à la demande du Parlement européen, commencer à travailler sur un cadre harmonisé et renforcé pour la représentation des travailleurs au niveau du conseil d'administration et sur des dispositions améliorées en matière d'information et de consultation pour les sociétés utilisant le droit européen des sociétés afin de remédier à l'utilisation manifestement abusive du droit de l'UE pour contourner les droits nationaux en matière de participation des travailleurs. En outre, une évaluation détaillée de la directive sur l'utilisation des outils numériques dans le droit des sociétés[4] doit être réalisée. En particulier, il convient d'examiner attentivement, en coopération avec les autorités nationales compétentes , si les nouvelles procédures en ligne et les dispositions de simplification entravent en fait les contrôles anti-abus appropriés et privent les travailleurs et leurs représentants des informations cruciales que les entreprises devraient fournir.

Il est clair que toute nouvelle initiative en matière de droit des sociétés doit garantir pleinement les droits des travailleurs et des syndicats aux niveaux européen et national, et contenir des dispositions fortes sur l'implication des travailleurs qui non seulement renforcent les droits d'information, de consultation et de participation des travailleurs dans le cadre du droit des sociétés, conformément au droit du travail, mais qui prévoient également des garanties dynamiques pour tenir compte de la taille et de la structure futures des sociétés.[5] Dans des prises de position antérieures, la CES a préconisé de faire des règles relatives à la participation des travailleurs dans les SE la référence minimale pour les formes juridiques européennes. Cependant, il s'avère de plus en plus que ces dispositions ne sont ni respectées ni sanctionnées en cas de non-conformité de la part des entreprises. Le récent arrêt Olympus de la CJCE[6] n'est que le dernier exemple en date de détournement du droit européen des sociétés dans le but de contourner activement les droits nationaux de participation des travailleurs, non seulement en ce qui concerne le conseil de surveillance, mais aussi la SE et le comité d'entreprise européen. Cela souligne une fois de plus les lacunes et l'abus juridique de la directive SE pour éviter l'implication des travailleurs. La CES appelle donc à une révision urgente de la directive SE et à un cadre européen sur l'information, la consultation et la participation. Participation pour les formes de sociétés européennes et pour les sociétés utilisant les instruments du droit des sociétés de l'UE permettant la mobilité des sociétés.

Pour éviter de nouveaux abus, des contrôles plus systématiques au niveau européen doivent être définis et dotés de ressources. Par exemple, plutôt que de disparaître dans des registres nationaux fragmentés, l'utilisation de formes de sociétés européennes et les restructurations juridiques transfrontalières doivent être enregistrées dans un registre officiel des sociétés européennes contrôlé par un superviseur européen doté de pouvoirs d'exécution. L'Autorité européenne du travail (AET) devrait coopérer avec ce superviseur et se voir confier des pouvoirs de contrôle, de sanction et d'intervention en cas de non-respect des droits d'information, de consultation et de participation des travailleurs dans les formes de sociétés européennes ou si une société a recours à la loi sur la mobilité des sociétés européennes. Toute mesure de l'ELA doit s'accompagner de la participation des États membres et des partenaires sociaux, dans le respect total du rôle, de l'autonomie et des prérogatives des syndicats nationaux. Afin d'éviter les fraudes fiscales et sociales, notamment de la part des sociétés boîtes aux lettres, le siège administratif et le siège social doivent être identiques et avoir un lien direct avec le principal lieu d'activité (principe du "siège réel"). 

Un 28e régime pour une forme juridique de société européenne comporte un certain nombre de risques pour les droits des travailleurs existants, en particulier si d'autres domaines politiques pour ces sociétés doivent être harmonisés en même temps. La CES estime que la Commission devrait abandonner ce projet afin de traiter en priorité les problèmes décrits ci-dessus. La CES réitère également son appel en faveur d'un Protocole de progrès social comme condition de base pour une intégration plus poussée de l'UE.


[1] Règlement (CE) n° 2157/2001 du Conseil relatif au statut de la société européenne (SE) et directive 2001/86/CE du Conseil complétant le statut de la société européenne pour ce qui concerne l'implication des . 

[2] T. Biermeyer, et M. Meyer-Erdmann, Cross-Border Corporate Mobility in the EU : Empirical Findings 2023 (20 décembre 2024)

[3] Déclaration de la CES sur la proposition de société privée européenne (SPE) Position de la CES sur les  privées à responsabilité limitée à un seul membre 

[4] Directive (UE) 2019/1151 modifiant la directive (UE) 2017/1132 en ce qui concerne l'utilisation d'outils et de processus numériques dans le droit des sociétés.

[5] Position de la CES sur un nouveau cadre européen en matière d'information, de consultation et de conseil d'administration 

Représentation pour les formes de sociétés européennes et pour les sociétés qui utilisent les services de l'UE 

instruments de droit des sociétés permettant la mobilité des entreprises

[6] Cour européenne de justice, arrêt Konzernbetriebsrat vs. Olympus Holding SE (C-706/22)