Bruxelles, 14-15 mars 2006
Il est temps de regarder la réalité en face : Les raisons pour lesquelles la Stratégie de Lisbonne ne fonctionne pas résident dans le manque de véritable coopération et de rôle directeur en Europe
1. Une partie importante des pays d'Europe peut mieux faire. Ce n'est pas seulement l'économie qui souffre d'une faible croissance et d'un manque de reprise : l'Europe sociale est également dans le marasme. La pauvreté est en hausse. Des emplois précaires, rapportant des salaires de misère, assortis de peu ou pas de sécurité, et ne donnant accès ni à la formation ni à des perspectives de meilleur emploi, se répandent dans toute l'Europe. Dans de nombreux pays, ils représentent un quart voire un tiers de l'ensemble des emplois. Un quart des personnes en risque de pauvreté ont en fait un emploi, mais celui-ci ne leur rapporte pas de salaire décent. En moyenne, les salaires réels ne progressent pas et les travailleurs ne bénéficient plus des fruits de l'accroissement de la productivité. Beaucoup d'entre eux sont forcés, par le chantage, d'accepter des baisses de salaires et un allongement de leurs heures de travail, alors que les bénéfices montent en flèche et que quelques « heureux élus » profitent d'incroyables avantages.
2. Ce n'est pas une coïncidence. Ce n'est pas non plus la conséquence inévitable de l'approche européenne qui tend à conjuguer l'activité du marché avec les corrections sociales, à essayer de maintenir les sociétés « unies » en évitant que les inégalités marquées entre les gagnants et les perdants ne progressent. On peut le voir clairement dans le fait qu'un certain nombre d'Etats membres, en particulier dans la partie septentrionale de l'Europe, s'en sortent très bien en termes économiques, précisément parce qu'ils se concentrent aussi sur la conhésion sociale et sur l'Europe sociale. Non, c'est dans les décisions de politique économique qu'il faut chercher les véritables coupables, dans l'usage abusif que le modèle économique européen fait des concepts de compétitivité et de stabilité.
3. Au nom de la « compétitivité », les Etats membres se surenchérissent les uns les autres pour offrir les salaires les plus bas, le régime de travail le plus flexible, les droits du travail les plus restreints et les impôts sur les bénéfices les plus modérés. Ils ne recourent que trop souvent à des stratégies du « chacun pour soi », dans une tentative vaine et qui ne fait qu'entraver la productivité, d'attirer dans leur pays une plus large part de la base industrielle demeurant en Europe. Ils n'oeuvrent pas de concert au renforcement et à l'accroissement de l'économie européenne dans son ensemble en investissant conjointement dans la recherche, l'innovation et la connaissance pour tous. Plutôt que d'essayer d'augmenter la taille du gâteau, ils ne pensent qu'à se faire mutuellement concurrence pour en obtenir une plus large part. Et par conséquent, le gâteau rétrécit. En se livrant cette concurrence, l'Europe se prive elle-même de la demande, des opportunités commerciales et court au désastre économique et social...
4. Au nom de la « stabilité », les banques centrales et les gouvernements laissent aux autres, donc à personne, la responsabilité de la reprise après la crise. Au nom de la « stabilité », un cercle vicieux s'est créé, notamment dans la zone euro. Pour combattre l'inflation, la politique monétaire maintient l'économie en dessous de son potentiel. Pour lutter contre les déficits publics qu'entraîne le maintien de l'activité sous son potentiel, les gouvernements augmentent les impôts indirects qui font à leur tour monter les prix. La boucle « folle » est bouclée lorsque la banque centrale commence à augmenter les taux d'intérêts pour lutter contre le danger imaginaire d'inflation engendré par l'accroissement des impôts indirects. Plutôt que de « stabilité », il faudrait parler de désastre économique. La stabilité obtenue de cette façon est une « stabilité de cimetière économique » !
5. La CES ne veut pas moins d'Europe. Ce que veulent les travailleurs européens c'est une Europe différente et meilleure. Nous voulons une Europe qui fasse preuve de véritable coopération et d'un rôle directeur fort. Une Europe qui ne laisse pas ses Etats membres affronter seuls la concurrence acharnée qu'ils créent entre eux. Une Europe qui mette fin à la course au plus bas niveau en établissant et en faisant respecter les règles du jeu au niveau social. Une Europe qui exclue la concurrence déloyale qui se fait au détriment des salaires, des conditions de travail et des prestations sociales. Une Europe qui guide et aide les Etats membres à prendre les bonnes décisions : pour investir dans la recherche et l'innovation pour le développement durable, pour investir dans une main d'oeuvre qualifiée et sûre. Une Europe qui utilise la force du travail conjoint en coordonnant une initiative de croissance européenne, pour sortir l'économie de la crise et mettre en scène une reprise solide. Le véritable pas en avant pour atteindre les objectifs de Lisbonne n'est pas « la concurrence à tout prix », mais la coopération et le rôle directeur européens.
II. Il est temps de passer à une vitesse sociale supérieure. C'est le moment de changer de direction et d'éloigner l'économie européenne du bord du gouffre économique
6. Amener l'Europe à prendre la route de Lisbonne. Amorcer et maintenir un cycle appréciable de croissance durable et d'investissement élevé. Les politiques macro-économiques devraient s'assurer que la reprise en cours se poursuit, et non l'anéantir en augmentant trop vite les taux d'intérêt. Elles devraient faire tout ce qui est possible pour amener l'Europe à être son propre moteur de croissance, avant que les déséquilibres mondiaux ne frappent et ne détruisent la croissance dans les marchés d'exportation du reste du monde (particulièrement aux Etats-Unis). On ne peut pas indéfiniment négliger de donner un coup de fouet en faveur d'une croissance solide.
La CES recommande avec insistance au Conseil européen de changer de modèle de processus décisionnel en matière de politique économique, et d'assumer la responsabilité d'une demande intérieure dynamique au sein de l'Europe, plutôt que de la laisser à d'autres. Une initiative pour la croissance européenne visant à engranger un « double dividende » en s'investissant dans les priorités de Lisbonne et en sortant l'économie du marasme doit être mise sur pied. Les projets visant à réduire les déficits doivent tenir compte de la fragilité de la reprise. Et il faut mettre un terme au cycle de « folie » des gouvernements, qui, en augmentant les impôts indirects, fournissent un alibi aux responsables des banques centrales pour accroître les taux d'intérêts.
7. Placer la justice sociale et les conditions de travail équitables au coeur de l'agenda du changement productif. Dans sa communication pour le Conseil de printemps, la Commission déclare que « lorsque qu'on tente de sensibiliser les marchés du travail au changement, il faut fortement insister sur la justice sociale ». La CES en appelle au Sommet européen de printemps pour développer davantage cet aspect. La justice sociale, c'est l'accès à des emplois décents, à une formation de base et à la formation continue, et à des systèmes de sécurité sociale de haut niveau, basés sur le principe de la solidarité.
La justice sociale peut aider à accepter le changement. Elle empêche le capital humain de se perdre inutilement et promeut l'investissement dans ce capital. Elle oblige les employeurs à chercher une approche basée sur l'innovation au lieu de choisir l'option de facilité en réduisant les salaires et en imposant aux travailleurs de mauvaises conditions de travail.
La CES invite les responsables européens, lors de ce sommet de printemps, à souligner fermement que la justice sociale est une force importante de changement productif, et que l'Europe a besoin d'une approche du changement structurel basée sur les droits des travailleurs.
Ceci implique un agenda politique basé sur des conditions de travail équitables. Afin de travailler, non pas plus longtemps, mais mieux. Pour réconcilier la vie professionnelle et la vie familiale. Afin de créer des lieux de travail respectant les travailleurs et adaptés aux besoins réels des gens. Afin de soutenir la réorientation des travailleurs frappés par une restructuration. Pour promouvoir la formation tout au long de la vie. Afin de contrôler les formes excessives de flexibilité et les emplois précaires. Pour garantir des salaires équitables et décents et protéger les travailleurs de l'épuisement créé par une culture basée sur un grand nombre d'heures de travail.
Nous demandons à la Commission, au Conseil et au Parlement européens de présenter une feuille de route pour la justice sociale et les conditions de travail équitables afin de provoquer l'émergence de changements productifs et positifs. La première étape consiste à mettre en exergue des exemples positifs de flexibilité du marché du travail, favorisant l'innovation et la transition ascendante. La seconde étape implique qu'une législation européenne et qu'une coordination européenne renouvelée des politiques relatives au marché de l'emploi soient prises en considération et mises en place afin de remédier à une flexibilité excessive ou de l'éliminer. Les partenaires sociaux doivent être étroitement impliqués dans tout cela.
8. Faire davantage d'efforts pour arriver à l'égalité de genre. Accroître la participation des femmes sur le marché de l'emploi est crucial pour atteindre les critères de Lisbonne d'un taux d'emploi de 70%. L'égalité de genre et le mainstreaming qui sont importants en soi, constituent des éléments-clés. Garantir la participation des femmes au marché de l'emploi aux mêmes conditions que les hommes et garantir la conciliation de la vie professionnelle avec la vie familiale va promouvoir l'emploi des femmes. L'Europe a besoin de poursuivre un ordre du jour d'égalité de salaire à travail égal, elle doit s'attaquer aux muiltiples formes de discriminations (conditions de travail peu sûres, double charge de travail), d'un meilleur équilibre entre travail et vie privée en oeuvrant à la promotion du congé parental tant pour les hommes que pour les femmes. Dans la ligne de la lettre écrite par les 6 chefs de gouvernements (Pacte Européen pour l'Egalité de Genre), la CES insiste auprès du Conseil européen et de la Commission pour qu'ils incluent la dimension de l'égalité de genre dans les Programmes Nationaux de Réformes et dans le Rapport de progrès annuel. La CES est prête à y participer activement.
9. Pour un cadre de réglementation meilleur et équilibré. L'évaluation faite par la CES des projets nationaux de réforme sur la question d'une meilleure réglementation montre qu'une réglementation « minimale et déséquilibrée » risque fort de se substituer à la réglementation « en moindre quantité mais meilleure ». Nous demandons avec insistance que la Commission et les Etats membres s'assurent que toutes les analyses d'impact tiennent compte des effets économiques, sociaux et écologiques de la réglementation possible de manière équilibrée et non en donnant la priorité aux préoccupations concurrentielles à court terme. Qui plus est, le coût de la non-réglementation, notamment celui de la non-réglementation sociale, doit être évalué.
10. Les Fonds structurels doivent contribuer à l'agenda de Lisbonne et à la cohésion sociale Dans le cadre du débat sur les « perspectives financières de l'UE pour la période 2007-2013 », la CES soutient la proposition d'augmentation de la part des dépenses relatives à la stratégie de Lisbonne revisitée à un tiers au moins du budget de l'UE. Pour la CES, le Fonds social européen (FSE) est l'instrument privilégié de la mise en oeuvre de la Stratégie européenne pour l'emploi. Il doit le rester à l'avenir ! Cela implique que le FSE doit participer plus largement à la conquête des objectifs définis lors du Conseil européen de Lisbonne en vue de la transition vers une société de la connaissance et vers la promotion de la formation tout au long de la vie. Qui plus est, la CES approuve la création du Fonds d'ajustement à la mondialisation, qui permettrait d'apporter une réponse rapide aux problèmes des travailleurs qui ont perdu leur emploi à la suite d'une restructuration.
11. Le développement durable doit être une valeur ajoutée de l'agenda de Lisbonne. L'évaluation faite par la CES des projets nationaux en ce qui concerne la dimension de développement durable et d'environnement montre que les Etats membres se limitent à des déclarations générales sur la manière dont la mise au point de technologies respectueuses de l'environnement et de sources d'énergies renouvelables contribue à la création d'emplois. Il n'est pas tenu compte de l'impact des politiques environnementales sur la structure de l'emploi. Des politiques doivent être conçues de manière à intégrer la création d'emploi et la durabilité environnementale.
12. Besoin de politiques fiscales équitables. La CES s'inquiète de constater que plusieurs projets nationaux de réforme montrent leur intention de poursuivre la spirale fiscale descendante et annoncent de nouvelles réformes de la fiscalité des entreprises, ce qui aboutira à des charges fiscales encore allégées pour les entreprises, et entraînera donc une hausse des charges fiscales ou une diminution des services sociaux pour les travailleurs. C'est pourquoi la CES a pris connaissance avec un vif intérêt de la proposition de la présidence autrichienne en faveur d'une source fiscale européenne, qui permettrait non seulement de rationaliser le débat sur le budget européen, mais qui fournirait en outre une opportunité de définir des « paliers » bien établis dans la course aux niveaux de fiscalité les plus bas pour les facteurs de revenus mobiles
13. Reconstruire le soutien des travailleurs à l'Europe. A l'heure actuelle, un trop grand nombre de travailleurs perçoit l'Europe comme une menace pour l'emploi, les conditions de travail et la protection sociale. Les responsables européens doivent en être conscients et agir en conséquence. Ils doivent montrer clairement que l'Europe ne se préoccupe pas seulement de concurrence et de marchés, mais qu'elle est également constituée d'un marché intérieur doté d'une dimension sociale.
Les responsables européens peuvent et doivent le faire :
a) en prenant le vote du Parlement européen à propos de la directive sur les services au sérieux et en s'assurant que l'achèvement du marché intérieur en matière de services n'est pas en réalité une façon détournée de restreindre les droits des travailleurs, l'autonomie de la négociation collective et de l'action syndicale, ou encore le droit des gouvernements de légiférer au nom de l'intérêt public ;
b) en ayant une approche de l'agenda du changement productif basée sur les droits des travailleurs ;
c) en modifiant le modèle économique européen, par le biais de l'équilibre entre les politiques favorables à la stabilité et celles qui soutiennent une économie dynamique.
La CES est prête à en débattre et à proposer un agenda de politique européenne composé de conditions de travail équitables, de flexibilité et de politiques économiques équilibrées, offrant véritablement des opportunités d'emploi productif, et ce de préférence par le biais du programme d'action commun des partenaires sociaux européens.
III. De manière plus approfondie: demandes et propositions clés de la CES
1. Nécessité d'ajouter une cinquième priorité clé au Conseil de printemps : La gouvernance européenne, pour transformer la reprise en un cycle de croissance fort et durable et l'empêcher de disparaître à nouveau. Même si une reprise semble se mettre en place, rien ne permet d'assumer qu'elle se transformera en un cycle économique mûr. Dans la zone euro surtout, l'expérience des cinq dernières années a prouvé qu'une reprise basée sur les exportations n'est pas une base assez large pour une croissance forte et durable, et que des politiques soutenant la demande intérieure au sein de l'Union européenne sont indispensables. En ne tenant pas compte de cette dimension lorsqu'elle a présenté ses quatre points d'action clés, la Commission a une fois de plus commis l'erreur d'omettre de lancer le processus de croissance de Lisbonne. La CES conseille vivement au Conseil de printemps d'ajouter une cinquième priorité clé : faire avancer l'Europe sur la route de Lisbonne, donner le coup d'envoi à une croissance forte et la maintenir en stimulant une demande supplémentaire dans l'économie.
La CES recommande au Conseil de printemps de mandater la Commission afin que dans les prochains mois, elle travaille conjointement avec les gouvernements nationaux pour :
a. Mettre sur pied une initiative de croissance européenne coordonnée afin d'engranger un « double dividende ». Les initiatives de croissance et d'investissement présentes dans les projets nationaux de réforme doivent être rassemblées, et les gouvernements auxquels cette dimension échappe totalement doivent être exhortés à prendre de nouvelles initiatives en faveur de la croissance et de l'investissement. Le but est d'accumuler la confiance en rendant le plan de croissance européenne plus manifeste et en insistant publiquement sur l'impact renforcé d'une action européenne conjointe sur la croissance. La flexibilité offerte par le Pacte de stabilité et de croissance réformé doit être utilisée dans les efforts de réforme structurelle. Un « double dividende » doit être recherché : une reprise de la croissance après la crise, ainsi qu'un potentiel de croissance plus élevé, en augmentant les investissements dans la R&D, la formation et promotion de la main d'oeuvre, les initiatives de développement durable et la croissance sociale.
b. Ne pas nuire à la reprise. Les différents plans de stabilité et intentions de politique fiscale doivent être rassemblés par la Commission pour voir s'ils sont cohérents et si un effort coordonné de consolidation fiscale ne produit pas l'effet inverse de celui qui est recherché : une reprise brisée et des taux d'endettement en hausse plutôt qu'en baisse. Le cas échéant, les Etats membres doivent être exhortés à adapter le rythme de la consolidation fiscale.
c. Renforcer la gouvernance économique. Le malentendu entre les politiques monétaires, fiscales et de formation des salaires constitue un danger évident et actuel pour la croissance. Il faut empêcher la BCE d'accroître les taux d'intérêt pour combattre un danger inflationniste inexistant. Les gouvernements doivent se garder de donner des signaux erronés aux autorités monétaires en augmentant les impôts indirects et les prix administrés. Et les partenaires sociaux nationaux doivent éviter de rivaliser par la modération salariale et viser au contraire un accroissement des salaires en phase avec l'évolution de la productivité et l'inflation. Le dialogue macro économique fournit un forum permettant de renforcer cette forme de gouvernance économique et d'améliorer la compréhension mutuelle. La CES demande notamment à la BCE d'avoir recours à cet instrument au lieu de mettre la reprise en danger en augmentant les taux d'intérêt dans le but de convaincre la négociation collective de quelque chose qui, dans la pratique, a déjà lieu.
2. Placer la justice sociale et les conditions de travail équitables au coeur de l'agenda du changement positif. Pour la CES, le problème ne se pose pas en termes d'adaptation ou non des travailleurs à la mondialisation, aux développements technologiques et au vieillissement. Le problème consiste à s'adapter adéquatement et à assurer une flexibilité et une mobilité à la hausse. La réduction des salaires, l'allongement des heures de travail et une flexibilité excessive ne constituent pas la réponse appropriée à l'accroissement considérable du nombre de travailleurs dans le monde et ne feront qu'intensifier les problèmes en détruisant la dynamique de demande interne en Europe. Au contraire, la réponse appropriée consiste à faire progresser l'économie européenne sur l'échelle technologique (programmes d'innovation et de politiques industrielles) et de s'assurer qu'un maximum de travailleurs puissent prendre part à ce processus de revalorisation économique et technologique (le programme d'agilité du marché du travail par opposition au programme de déréglementation du marché du travail).
La justice sociale joue un rôle important dans le processus de « changement pour l'amélioration de la situation ». La justice sociale peut rendre le changement acceptable, en garantissant que les avantages de la mondialisation ne soient pas réservés à un petit groupe de gagnants et en empêchant que de grands groupes de travailleurs (travailleurs moins qualifiés, travailleurs âgés) ne soient laissés pour compte. De plus, la justice sociale implique des arrangements institutionnels qui garantissent l'équité sur le marché du travail. Et les conditions de travail équitables, si elles sont correctement mises en oeuvre, sont un élément essentiel pour maintenir et améliorer les ressources humaines et éviter qu'elles ne soient gaspillées. Un plus grand nombre de personnes seront attirées vers des postes productifs lorsque les droits essentiels des travailleurs ne seront plus remis en question par la concurrence acharnée :
a. Un droit relatif au régime d'heures de travail qui évite l'épuisement des travailleurs et le gaspillage du capital humain. Un régime de temps de travail (hebdomadaire) adapté aux besoins des travailleurs et de leur famille est essentiel pour éviter le gaspillage du travail et des compétences. Ceci est particulièrement vrai du point de vue de l'égalité entre les hommes et les femmes. D'une part, une culture basée sur un grand nombre d'heures de travail se fait au détriment de l'équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Elle oblige beaucoup de femmes à quitter le marché du travail ou les force à travailler à temps partiel et en dessous de leur niveau de compétences. D'autre part, les employeurs n'offrent souvent que des postes à temps partiel car ils pensent que cela favorise la flexibilité de leur organisation, ce qui a pour effet de confiner les travailleurs dans une inactivité à temps partiel. Pour lutter contre ces mauvaises pratiques et le gaspillage du capital humain qu'elles impliquent, les travailleurs ont besoin d'un droit à un nombre maximal d'heures de travail par semaine ainsi qu'à un droit au travail à temps complet.
b. Egalité entre les hommes et les femmes. En général, l'inégalité des sexes et les problèmes auxquels les femmes doivent faire face sur le marché du travail (double charge de travail à la maison et au bureau, inégalités salariales, couverture de sécurité sociale incomplète, inégalité d'accès aux emplois de qualité et aux perspectives de carrière) contribuent à diminuer le nombre de femmes au travail. Outre les établissements offrant des soins médicaux de qualité et abordables, il est nécessaire d'aborder l'inégalité entre les hommes et les femmes sous toutes ses formes si nous voulons éviter le gaspillage du capital humain et augmenter les taux d'emploi en Europe.
c. Une flexibilité négociée, respectant les travailleurs et un lieu de travail adaptable. Si on veut augmenter les taux d'emploi des groupes spécifiques actuellement sous-employés (les femmes, les jeunes et les travailleurs âgés), il convient de prendre des mesures pour rendre les lieux de travail, les horaires et les contenus de travail plus respectueux des travailleurs et mieux adaptés aux différentes catégories de travailleurs (jeunes parents, travailleurs âgés, travailleurs atteints de maladie).
d. Protection de l'emploi et préavis assortis d'un droit à la réinsertion productive des travailleurs licenciés pour cause de suppression d'emplois. Le préavis de licenciement empêche les travailleurs de tomber immédiatement dans le “trou noir” du chômage et leur donne le temps de se préparer et de repartir du bon pied pour trouver un nouvel emploi productif une fois qu'ils se retrouvent au chômage. De plus, ce laps de temps donne également l'occasion aux services publics de l'emploi et/ou des partenaires sociaux de soutenir dès le début les travailleurs licenciés par le biais des fonds de reconversion, au lieu de les récupérer après plusieurs mois de chômage. De cette façon, un préavis associé à un soutien actif immédiat peuvent aider les travailleurs à améliorer leurs compétences et leur permettre de trouver de nouveaux emplois décents et bien payés. Les systèmes « d'embauche et de licenciement » libres, au contraire, ignorent la nécessité d'améliorer « sur-le-champ » les compétences des travailleurs licenciés, et tendent donc à les obliger à accepter n'importe quel emploi par la suite. Ce qui est, une fois encore, un gaspillage du potentiel des travailleurs !
e. Allocations de chômage élevées assorties de politiques de « formation active ». Des allocations de chômage élevées permettent également d'investir dans les ressources humaines. Elles donnent aux chômeurs les moyens financiers de revenir sur le marché du travail, de s'impliquer dans une formation de réinsertion et de prolonger leur recherche d'emploi de façon à trouver un travail qui corresponde à leurs compétences, plutôt que d'être obligé d'accepter un emploi bien en dessous de leur potentiel, ce qui fonctionnerait comme un piège au « mauvais emploi ». L'essentiel ici, c'est que la Stratégie européenne pour l'emploi conserve et renforce son objectif central: les qualifications et l'éducation. Nous approuvons l'intention de la Commission d'étendre le délai de soutien actif offert aux jeunes se trouvant au chômage de 6 mois à 100 jours. Mais il est décevant de constater que les autres objectifs précis concernant l'offre d'un nouveau départ aux autres chômeurs et chômeurs de longue durée n'ont pas été entièrement suivis par tous les Etats membres dans leurs projets nationaux de réforme. La CES recommande à la Commission et au Conseil de Printemps de corriger ce manquement et d'assurer un suivi étroit à l'échelon national.
f. Contrôler les formes de flexibilité excessive. Les emplois qui sont excessivement flexibles fonctionnent comme des pièges aux mauvais emplois dans lequel les travailleurs se trouvent coincés. Ces « pièges aux mauvais emplois » doivent être rectifiés en fournissant à ces travailleurs des droits « équivalents » et l'accès à la protection sociale et aux conditions de travail générales ainsi que des salaires décents et un accès élargi aux programmes de formation de qualité.
g. Enfin, la CES demande une politique qui protège les emplois et les transitions entre emplois dans l'intérêt des travailleurs. Ce qui implique notamment:
- des emplois de qualité pour tous les travailleurs
- une formation générale de base et une formation tout au long de la vie centrée sur les besoins des travailleurs et des employeurs et menant effectivement à l'emploi.
- une protection sociale de haut niveau basée sur le principe de la solidarité, en particulier pendant les périodes de chômage et/ou les interruptions de carrière afin que le fait d'être sans emploi n'entraîne pas d'exclusion sociale ni de risque plus élevé de pauvreté.
Ces mesures ont un coût. C'est pourquoi la CES requiert également que la base financière des systèmes publics de sécurité sociale soit assurée :
- en essayant d'instaurer une structure de cotisations sociales qui pèse moins lourdement sur l'emploi, en particulier sur des firmes qui font appel à une main d'oeuvre importante.
- par le biais de nouvelles sources financières, basées sur tous les revenus, afin que toutes les réductions en matière de sécurité sociale ou d'impôts soient systématiquement compensées par le budget de l'Etat et/ou d'autres sources de revenu.
3. Oui à une meilleure réglementation. Non à la simplification déséquilibrée !
L'évaluation faite par la CES des projets nationaux de réforme sur la question d'une meilleure réglementation montre une tendance à une réglementation « minimale et déséquilibrée » qui risque fort de se substituer à la réglementation « en moindre quantité mais meilleure ».
a. L'amélioration de la réglementation est principalement axée autour des entreprises : L'amélioration de la réglementation pour les citoyens n'est pas une question de haute priorité ; le besoin d'une meilleure réglementation les concernant est rarement mentionnée (seulement en Grèce, en Espagne).
b. Les impacts sociaux sont négligés : Seuls quelques Etats membres font explicitement référence à chacune des trois dimensions des analyses d'impact (le Danemark par exemple). Beaucoup ne mentionnent même pas les conséquences sociales et certains les ont carrément exclues de l'élaboration des analyses d'impact. De même, la Commission n'aborde même pas la nécessité de mener à bien des évaluations équilibrées. De plus, une nouvelle étude lancée par le Parlement européen montre que bon nombre d'analyses d'impact faites par la Commission ne tiennent pas non plus compte de manière systématique des conséquences sociales.
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c. Une vision unilatérale des dépenses administratives et de la méthode des coûts standard}} : Certains Etats membres (NL, DK, SV, UK) utilisent la méthode des coûts standards, initialement mise au point aux Pays-Bas, alors que d'autres prévoient d'y recourir ou ont démarré des études ou des projets pilotes afin d'évaluer cet instrument (l'Allemagne, la France et l'Estonie par exemple). Certains Etats membres ont fait savoir qu'ils attendaient une méthodologie européenne (le Luxembourg). La CES est plutôt critique à l'égard de l'intention de la Commission d'imposer à tous les Etats membres d'adopter et de mettre en oeuvre une méthode permettant de mesurer les dépenses administratives affectées aux dispositions et réglementations nationales.
La CES demande avec insistance que la Commission et les Etats membres s'assurent que toutes les analyses d'impact tiennent compte des effets économiques, sociaux et écologiques d'une possible réglementation de manière équilibrée et non en donnant la priorité aux préoccupations de compétitivité à court terme. Qui plus est, le coût de la non-réglementation, notamment celui de la non-réglementation sociale, doit être estimé.
La CES suivra ce processus attentivement de manière à garantir que la conception des instruments n'entraîne pas un changement de l'équilibre entre les trois piliers de la stratégie de Lisbonne à la faveur d'une approche purement orientée vers les entreprises. L'amélioration du cadre de réglementation est indispensable mais exige une approche plus équilibrée, tant à l'échelon européen qu'à l'échelon national.
4. L'agenda de Lisbonne et les Fonds structurels : la cohésion sociale fait-elle place à la compétitivité ?
a. Dans le cadre du débat sur les « perspectives financières de l'UE pour la période 2007-2013 », la CES a appuyé la proposition d'augmentation de la part des dépenses relatives à la stratégie de Lisbonne revisitée à un tiers au moins du budget de l'UE.
b. En ce qui concerne les Fonds structurels, la CES ne peut toutefois accepter la proposition du président Barroso, qui demande à chaque État membre de faire en sorte que la part des dépenses de cohésion directement consacrées à la compétitivité atteigne en moyenne le seuil de 60 %. La CES considère toujours qu'il est indispensable d'assurer un équilibre entre les trois piliers -économique, social et environnemental- de la stratégie de Lisbonne revisitée et que cet équilibre doit également se refléter dans les dépenses des Fonds structurels.
c. Le Fonds social européen (FSE) est l'instrument privilégié pour la mise en œuvre de la Stratégie européenne pour l'emploi et il doit le rester à l'avenir. La SEE doit faire partie intégrante des politiques nationales, régionales et locales relatives au marché du travail, ainsi que des objectifs du FSE. Cela implique que le FSE doit contribuer plus largement à la conquête des objectifs définis lors du Conseil européen de Lisbonne en vue de la transition vers une société de la connaissance et de la promotion de la formation tout au long de la vie.
d. La CES réitère son soutien à la proposition de la Commission selon laquelle, dans un objectif de convergence, au moins 2 % des ressources du FSE seraient consacrées au renforcement des capacités et aux activités entreprises par les partenaires sociaux.
e. En outre, la CES accueille favorablement la création du Fonds d'ajustement à la mondialisation, qui permettrait d'apporter une réponse rapide aux problèmes des travailleurs qui ont perdu leur emploi à la suite d'une restructuration. Cependant, nous considérons que ce Fonds doit être utilisé en cohérence avec les futurs programmes des Fonds structurels proposés par la Commission, destinés à mettre en place des systèmes de surveillance permanents impliquant les partenaires sociaux, les entreprises et les collectivités locales, dont le rôle sera de passer en revue les changements économiques et sociaux à l'échelon national, régional et local et d'anticiper les évolutions futures de l'économie et du marché du travail.
Dans le même ordre d'idées, la CES demande que les partenaires sociaux, aux différents niveaux, soient associés à toutes les étapes du processus de gestion des actions menées à bien dans le cadre du Fonds d'ajustement à la mondialisation. La CES invite la Commission à définir les modalités de la consultation dans la proposition demandée par le Conseil européen.
5. L'agenda de Lisbonne apporte-t-il une valeur ajoutée au développement durable ?
La communication de la Commission précise qu'il faut atteindre les objectifs de Lisbonne en respectant les impératifs du développement durable. Pour la CES, le développement durable implique que les politiques économiques, sociales et environnementales soient menées dans un esprit de synergie.
Notre évaluation des plans nationaux portant sur la durabilité et l'environnement révèle que :
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a. Les possibilités en matière de protection environnementale pour des emplois de qualité et la cohésion sociale ne sont pas prises en considération.}} La plupart du temps, les États membres se limitent à des déclarations générales sur la manière dont la mise au point de technologies respectueuses de l'environnement et de sources d'énergie renouvelable contribue à la création d'emplois. Seuls quelques-uns d'entre eux tentent d'élaborer des politiques visant à intégrer la création d'emplois et la durabilité environnementale.
Toutefois, les bénéfices d'actions menées en faveur de la protection environnementale dépendent des progrès réalisés dans d'autres domaines politiques, tels que l'emploi, l'enseignement, la formation, la cohésion sociale :
- La rentabilité des investissements dans l'énergie renouvelable et l'efficacité énergétique est maximisée si les conditions d'enseignement et de formation sont réunies pour qu'elle génère des emplois de grande qualité.
- Les investissements dans la rénovation énergétique de logements sociaux débouchent sur l'efficacité énergétique, la création d'emplois et la diminution des factures de chauffage.
- Il serait possible de promouvoir à la fois l'emploi et un environnement de meilleure qualité en transférant une partie de la charge fiscale pesant sur le travail vers les capitaux, les biens environnementaux et les ressources naturelles, en évitant toute répercussion négative au niveau des services publics et de la sécurité sociale et en se préoccupant des conséquences sociales.
- Les règles relatives aux marchés publics (qui représentent 17 % du PIB de l'UE) peuvent être utilisées dans le but de se rapprocher d'objectifs sociaux et environnementaux, tels que l'accès à la formation pour tous les travailleurs et à des biens et des services propres.
b. L'impact de politiques environnementales majeures sur la structure de l'emploi n'est pas pris en considération. L'UE s'est engagée à atteindre des buts ambitieux en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de sécurité des substances chimiques, qui auront des répercussions potentielles considérables sur les emplois et les compétences dans tous les secteurs économiques. Les gouvernements, les institutions du marché du travail et les partenaires sociaux doivent anticiper et prévoir la mise en œuvre de politiques visant à compenser les conséquences négatives pour les travailleurs, leur famille et les communautés dans lesquelles ils vivent.
c. La CES approuve la nécessité d'une action communautaire coordonnée sur les questions énergétiques, mais critique l'étroitesse d'esprit de la Commission. La CES soutient le besoin d'une politique énergétique européenne intégrée qui apporte des réponses collectives à l'augmentation de la dépendance à l'égard des importations, au changement climatique et à l'accès inégal aux services énergétiques. La CES recommande vivement de se concentrer sur l'efficacité des ressources, l'utilisation rationnelle de l'énergie, les sources d'énergie renouvelable et les technologies du charbon propre. Il convient de mettre en place un cadre réglementaire approprié et d'accorder la priorité au renforcement de la législation communautaire.
6. Politiques fiscales équitables
La CES souligne que les objectifs fondamentaux de la fiscalité doivent viser une distribution équitable des revenus et permettre de financer les biens et services publics ainsi que la sécurité sociale.
Cependant, plusieurs séries d'initiatives du type « s'établir chez nous coûte moins cher » entreprises par les États membres risquent de malmener ces deux fonctions fondamentales de l'instrument fiscal. Cette stratégie du « chacun pour soi » dans le domaine de la fiscalité est particulièrement cinglante pour les facteurs de revenus et de production mobiles, c'est-à-dire l'impôt sur les sociétés, l'impôt sur la fortune et l'impôt sur les revenus des capitaux.
Le taux global d'imposition des sociétés de l'UE, notamment, est passé de 46 % en moyenne en 1980 à 40 % en 1990 et à 32 % en 2003, et cette baisse s'est encore poursuivie. En outre, il apparaît clairement que les charges fiscales réelles, ou « taux d'imposition implicites/réels » (qui sont très différents des taux maximum d'imposition), sont assez similaires dans les « anciens » et les « nouveaux » États membres (le taux d'imposition effectif ou implicite moyen est de 19,3 % dans l'UE des quinze et de 19 % dans les dix nouveaux États membres) et ont à présent atteint un niveau relativement bas (la part de l'impôt sur les sociétés dans le PIB est seulement de 3,1 % pour l'UE des quinze et de 2,7 % pour les nouveaux États membres, tandis que les parts de bénéfices dans le PIB sont élevées et augmentent encore). Cela montre les effets préjudiciables sur les finances publiques de la concurrence excessive entre les États membres visant à attirer le plus d'investissements étrangers possible en mettant en place le régime d'imposition des sociétés le plus favorable.
La CES se sent tout à fait concernée par le fait que plusieurs projets nationaux de réforme marquent leur intention de poursuivre cette baisse effrénée et annoncent de nouvelles réformes de la fiscalité des entreprises, ce qui aboutira à des charges fiscales encore allégées pour les entreprises et entraînera donc une hausse des charges fiscales ou une diminution des services sociaux pour les travailleurs.
C'est pourquoi la CES prend connaissance avec intérêt de la proposition de la présidence autrichienne en faveur d'une source fiscale européenne qui permettrait non seulement de rationaliser le débat sur le budget européen (la discussion sur les contribuables nets et les bénéficiaires nets n'étant dès lors plus pertinente), mais qui fournirait en outre une opportunité de définir des « paliers » bien établis dans la course aux niveaux de fiscalité les plus bas pour les facteurs de revenus mobiles.
La fiscalité joue un rôle majeur dans la contribution des États membres au budget européen. C'est pourquoi nous devons nous assurer que les perspectives financières tiennent suffisamment compte du financement d'une Europe sociale.