Briser les chaînes de dépendance et promouvoir l’égalité de traitement des travailleurs et travailleuses migrant·e·s
Déclaration conjointe sur la refonte de la directive sur le permis unique
18 organisations et réseaux européens, syndicats et ONG appellent les législateurs de l’UE à ne pas condamner les travailleurs·euses migrant·e·s à l’exploitation, en mettant concrètement en place le droit de changer d’employeur et en garantissant une réelle égalité de traitement, notamment dans le parc locatif privé.
La présidence espagnole du Conseil de l’Union européenne et le Parlement européen travaillent à l’obtention d’un compromis sur la refonte de la directive européenne sur le permis unique, qui met en place une procédure simplifiée de demande d’autorisation de travail et de titre de séjour. Elle vise également à promouvoir un traitement juste et équitable des travailleurs et travailleuses migrant·e·s. Parmi les points qui restent à décider se trouvent les plus importants, ceux qui pourraient réellement améliorer de manière significative la vie de millions de travailleurs·euses migrant·e·s et de leurs familles ; il s’agit du droit de changer d’employeur et de l’égalité de traitement.
Les législateurs européens disposent d’une occasion unique d’améliorer concrètement la vie et les conditions de travail de millions de travailleurs·euses migrant·e·s. Si les points ci-dessous n’apparaissent pas dans la refonte de la directive, cette dernière risque de marquer un pas en arrière et d’aggraver les conditions de vie des travailleurs et travailleuses migrant·e·s.
Nous appelons les négociateurs européens à réviser la directive sur le permis unique afin de mettre en place :
- Une procédure simple et rapide afin que les travailleurs·euses puissent réellement changer d’employeur, de travail et de secteur, tout en restant sur le territoire national et en conservant le même permis.
- Les États membres devraient pouvoir décider d’instaurer, ou non, une procédure de notification. Celle-ci doit être gratuite, bien plus simple (avec moins d’étapes et de critères administratifs) et plus rapide que le dépôt d’un nouveau dossier.
- Dans le cas où elles choisiraient de créer une procédure de notification, les autorités doivent communiquer toute objection au changement d’employeur sous 30 jours, et le ou la titulaire du permis doit bénéficier d’un nouveau délai pour pouvoir changer d’employeur.
- Les États membres doivent pouvoir conduire des vérifications du marché du travail uniquement en cas de changement de secteur, si la profession ne fait pas partie de la liste des métiers en tension et si les États membres mènent déjà des vérifications du marché du travail avant d’octroyer un permis unique pour la profession en question.
- L’absence de période minimale obligatoire de travail auprès du premier employeur : le Conseil a proposé de donner aux États la possibilité de lier les travailleurs·euses à leur premier employeur pendant 12 mois. C’est l’exact opposé du droit à changer d’employeur, et cela renforcerait les entraves des travailleurs·euses migrant·e·s tout en ne servant les intérêts que des employeurs coupables d’exploitation.
- Une période de chômage raisonnable : Lles titulaires de permis uniques doivent bénéficier d’un délai d’au moins neuf mois pour trouver un autre emploi (conformément aux normes européennes existantes pour les étudiant·e·s et les chercheurs·euses)[1].
- Une prolongation du permis en cas d’enfreinte au droit du travail : en cas de violation des droits des travailleurs·euses migrant·e·s, la période de chômage autorisée doit être prolongée d’un an supplémentaire.
- Une égalité de traitement : les travailleurs·euses migrant·e·s doivent être considérés de la même façon que des ressortissants nationaux pour tous les domaines liés au travail, à la sécurité sociale et à l’accès aux biens et aux services. Cela implique notamment :
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- La protection du droit de grève et l’inclusion du droit aux paiements rétroactifs, y compris en cas d’insolvabilité de l’employeur, dans la liste des secteurs concernés par l’égalité de traitement.
- La garantie de normes décentes de logement. La proposition du Conseil d’autoriser les États à restreindre l’accès aux logements sociaux comme au parc privé représente une augmentation importante de la discrimination liée au logement, et elle risque de précariser et d’empirer encore l’accès des travailleurs·euses au logement, tout en augmentant la probabilité de tomber dans le sans-abrisme. Il est nécessaire de prendre des mesures spécifiques afin de lutter contre l’exploitation liée au logement perpétrée par les employeurs et les propriétaires fonciers.
- La suppression indispensable de l’inéligibilité à la protection sociale et aux allocations familiales des personnes au chômage, de celles qui ont travaillé moins de six mois et de celles qui sont titulaires d’une autorisation de travail.
Contexte
Une mesure clé pour empêcher la dépendance et l’exploitation, et gérer leurs conséquences
La directive sur le permis unique a rassemblé le titre de séjour et l’autorisation de travail en un seul et unique permis de séjour et de travail (dit « permis unique »), afin de simplifier les procédures et les documents nécessaires. L’une de ses conséquences inattendues, dans de nombreux États membres de l’UE, est la complète dépendance du statut migratoire de ses bénéficiaires à un seul employeur et à un seul poste.
Dans un certain nombre de pays de l’Union européenne, les autorisations de travail lient les travailleurs·euses migrant·e·s à un employeur particulier et ne sont valides que pour une courte durée. Si un travailleur ou une travailleuse souhaite ou doit changer d’employeur, il lui faut déposer un nouveau dossier ; c’est une procédure longue et complexe, avec un résultat incertain pour le potentiel employeur comme pour la personne concernée[2]. Si cette dernière perd son travail, son permis unique expirera rapidement.
Selon des études[3], des ONG, des syndicats[4] et même la Commission européenne[5], les titres de travail et de séjour liés à une seule relation professionnelle et hiérarchique créent des situations de dépendance et d’exploitation, et poussent les personnes concernées à tomber dans l’irrégularité et dans le travail informel.
Le déséquilibre de la relation de pouvoir cultivé par ces restrictions sur les titres de séjour et de travail est un terrain propice aux situations d’exploitation, car il génère des situations de dépendance où tout repose sur la capacité d’une personne à conserver un poste précis. En cas de nouvelle procédure de dépôt de dossier, les travailleurs·euses risquent de tout perdre : leur statut migratoire, leur droit de travailler, leurs revenus, leur logement, et leurs investissements dans leur projet migratoire et dans la vie qu’ils et elles se sont construites dans leur pays de travail.
Les employé·e·s doivent pouvoir cesser de travailler et trouver un autre poste afin d’avoir des arguments de négociation pour lutter contre les mauvais traitements, obtenir de meilleures conditions de travail et échapper aux violations de leurs droits, le cas échéant.
Les titres de séjour dépendants de l’employeur empêchent également une certaine mobilité dans le marché du travail, alors même que cette mobilité favorise le développement professionnel, l’avancement de carrière, la concurrence loyale, la mise en relation efficace des postes et des compétences, ainsi que l’adaptation aux besoins des travailleurs·euses comme des entreprises.
Les mesures qui lient un ou une travailleur·euse à une seule entreprise ne profitent qu’aux employeurs qui tirent parti de cette situation de dépendance pour diminuer leurs coûts de fonctionnement, en imposant des journées de travail plus longues aux personnes migrantes, dans des conditions plus dangereuses et avec une rémunération moindre. Elles ne protègent pas les intérêts des employeurs qui proposent des conditions de travail décentes. Elles ne protègent pas non plus les travailleurs·euses migrant·e·s de l’exploitation, mais au contraire, elles favorisent cette exploitation.
Et maintenant ? Un réel droit de changer d’employeur
La Commission européenne et le Parlement européen ont ajouté de nouvelles dispositions à la refonte de la directive sur le permis unique afin de faciliter le changement d’employeur pour les personnes migrantes. La position du Conseil de l’Union européenne est de conserver le statu quo ; ce n’est pas une option, car il est nécessaire d’enfin changer cette situation. Cela représenterait également un recul des droits des travailleurs·euses migrant·e·s, car cela inscrirait dans le droit européen des politiques de normes minimales qui se sont avérées néfastes.
La refonte de la directive européenne sur le permis unique doit comprendre un réel droit à changer d’employeur. Ce dernier n’est « réel » que si une personne peut travailler pour différents employeurs, et changer de poste, en conservant son titre de séjour et avec peu de démarches administratives à compléter. La procédure (si elle est spécifiquement requise) doit être gratuite, rapide et ne comprendre que les vérifications nécessaires pour s’assurer que les critères d’éligibilité à une autorisation de travail soient remplis.
Les titulaires du permis unique doivent pouvoir bénéficier d’une période de chômage réaliste, qui tienne compte du temps nécessaire pour apprivoiser et pour suivre les règles et procédures applicables, pour chercher un autre poste, pour compléter le recrutement et pour obtenir une proposition d’emploi. Cette période doit être encore allongée en cas de violation du droit du travail, car la personne concernée aura besoin de temps pour stabiliser sa situation et pour se remettre mentalement et physiquement après avoir travaillé dans des conditions éprouvantes.
Plusieurs pays, dont l’Espagne, le Portugal, la Grèce et la Finlande, ne demandent à une personne migrante souhaitant changer d’employeur que de justifier des inscriptions nécessaires et d’accomplir les procédures habituelles liées au travail et à la sécurité sociale. Il n’existe aucune limite à la période de chômage, le titre reste valide jusqu’à sa date d’expiration prévue. L’Allemagne autorise six mois de chômage après l’expiration du titre.
Des politiques qui permettent aux travailleurs·euses de changer d’employeur en cas de besoin, en prévoyant des procédures simples et une période de recherche d’emploi suffisante, entraînent :
- un meilleur traitement de l’ensemble des salariés par les employeurs,
- une meilleure correspondance entre les compétences des travailleurs·euses et les besoins des employeurs,
- une baisse de la charge administrative pour les autorités, et à
- une baisse des conditions de travail non déclarées, informelles et assimilées à de l’exploitation.
Une égalité de traitement
Il est primordial de garantir aux travailleurs·euses, en théorie comme en pratique, un traitement parfaitement égal à celui des ressortissant·e·s nationaux.
La liste des secteurs concernés par cette nécessité d’égalité de traitement doit être mise à jour et alignée sur le reste de la législation européenne ainsi que sur la jurisprudence de l’UE, telle que la directive relative à des conditions de travail transparentes et prévisibles.
Le droit de grève et le droit aux actions syndicales, notamment le droit de négocier et de conclure des accords collectifs et le droit aux paiements rétroactifs, y compris en cas d’insolvabilité de l’employeur, sont également des ajouts indispensables.
Bien que l’article 12 de la directive sur le permis unique mette en place le principe de l’égalité de traitement, la liste des exceptions possibles et des critères d’inéligibilité est longue. La législation actuelle permet aux États membres d’appliquer des critères discriminants à l’encontre de certaines personnes, par exemple en limitant leur accès à la sécurité sociale si elles sont employées depuis moins de six mois ou si elles sont titulaires d’une autorisation de travail. Cela ne semble ni justifiable, ni équitable, puisque la législation se réfère déjà à une égalité de traitement, c’est-à-dire que les titulaires du permis unique seraient soumis aux mêmes conditions que les autres travailleurs·euses, et ne pourraient par exemple bénéficier de certains avantages liés à des cotisations qu’au terme d’une période donnée (et après avoir investi suffisamment d’argent dans le système).
Dans son état actuel, la directive autorise également l’application de pratiques discriminantes dans le cadre de l’accès aux biens, aux services et au logement. La Commission a tenté d’expliquer que cela ne s’appliquait qu’aux logements sociaux, mais la position du Conseil est de permettre aux gouvernements de restreindre l’accès au parc locatif privé. Cela marquerait une forte hausse de la discrimination dans le secteur immobilier, et risque de précariser et d’empirer encore l’accès des travailleurs·euses au logement, tout en augmentant la probabilité de tomber dans le sans-abrisme.
Il est essentiel d’adopter des mesures qui luttent contre les difficultés spécifiques des travailleurs·euses migrant·e·s à accéder à un logement décent, afin de faire baisser le nombre de situations d’exploitation par les employeurs et les propriétaires. Par exemple, le prix du logement ne devrait pas être directement déduit de la rémunération, et les contrats de bail devraient être désolidarisés des contrats de travail afin de réduire la dépendance aux employeurs[6].
[1] Directive 2016/801
[2] PICUM, Concevoir des politiques relatives à l’emploi des personnes migrantes afin de promouvoir des conditions de travail décentes, 2021
[3] Voir entre autres A. Weatherburn, The lived experiences of migrants in the EU with a single permit [« Les situations vécues dans l’UE par les personnes migrantes titulaires d’un permis unique », en anglais], août 2023 ; C. Robinson, An immigration for Scotland? Safeguarding workers on temporary migration programmes [« L’immigration en Écosse ? Protéger les travailleurs·euses bénéficiaires de programmes de migration temporaires », en anglais] ; A. Weatherburn et al., Labour migration in Flanders and the use of the single permit to address labour market shortages: The lived experiences of single permit holders working in medium skilled bottleneck professions [« La migration professionnelle en Flandre et le recours au permis unique pour lutter contre les pénuries de main-d’œuvre : Situations vécues par les titulaires de permis uniques travaillant dans des métiers en tension nécessitant une qualification moyenne », en anglais], 2022 ; V. Mantouvalou, The UK Seasonal Worker visa [« Le visa de travailleur·euse saisonnier·ère au Royaume-Uni », en anglais], 2022 ; Migration Observatory, Exploiting the opportunity? Low-skilled work migration after Brexit [L’exploitation d’une possibilité ? Migration de la main-d’œuvre peu qualifiée après le Brexit »], 2018
[4] Voir entre autres Kalayaan, Briefing on Overseas Domestic Workers for the Modern Slavery Strategy and Implementation Group (MSSIG) Prevent meeting [« Rapport sur les travailleurs·euses étrangers·ères du secteur domestique à destination de la réunion de préparation du Groupe de travail et d’application de la stratégie sur l’esclavage moderne (MSSIG », en anglais], 11 septembre 2019 ; Kalayaan et Anti-Slavery International, Communication au Rapporteur spécial des Nations unies sur les formes contemporaines d’esclavage, mai 2018
[5] Commission européenne, Inception impact assessment – Ares(2020)7238503 [« Analyse d’impact initiale – Ares(2020)7238503 », en anglais]
[6] Voir entre autres CES, Position de la CES sur la refonte de la directive sur le permis unique, Position adoptée lors du Comité exécutif de la CES des 6 et 7 décembre 2022 ; Rapport de M. Tomoya Obokata, Rapporteur spécial des Nations unies sur les formes contemporaines d’esclavage, y compris leurs causes et leurs conséquences, Le sans-abrisme en tant que cause et conséquence des formes contemporaines d’esclavage, 12 juillet 2023